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Franck Lepage : « Le gilet jaune est le symbole d’une conscience de classe qui est en train de renaître »

lundi 31 décembre 2018 par Kevin Amara pour le Comptoir

Alors que le mouvement des Gilets Jaunes interroge toutes la classe politique par la justesse des ses revendications et son refus des partis et des syndicats, nous donnons la parole à Frank Lepage (l’auteur des conférences gesticulées) interrogé au téléphone par le site Le Comptoir.. Nous vous proposons un extrait de cet article afin d’élargir notre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s’arrête aux propos que nous reportons ici.

...Le Comptoir : Les conférences rencontrent leur public aussi parce que jamais le besoin d’éducation populaire n’a semblé si important… L’idée n’étant pas de dire que les gens sont moins politisés qu’ils ne l’étaient avant, mais d’affirmer que tout ce qui fut conquis par les luttes sociales des XIXe et XXe siècles est en train d’être défait par les quinquennats successifs.

Frank Lepage : Les gens comprennent qu’on leur arrache des choses. C’est l’histoire de la grenouille dans l’eau bouillante. Lorsque les socialistes – puisque ce sont bien les socialistes qui ont commencé – ont démarré leur train de “réformes”, ils ont commencé à gratter un peu partout, mais comme on sortait de trente ans de conquêtes de droits – qu’on ne faisait que conquérir – jusqu’en 1981 ça passait.

Quand on démarre une formation avec le groupe, on joue toujours au jeu de la petite et de la grande histoire. Tu prends une feuille de papier, tu mets ton année de naissance et tu déroules toutes les années jusqu’à aujourd’hui. Tu fais trois colonnes : l’une avec un événement de ton histoire personnelle et familiale, l’autre avec un événement de la grande histoire et la dernière est consacrée au sujet que tu es venu traiter.

De là, tu vois clairement ce qu’on a gagné successivement : 1974, droit à la pilule, puis cinquième semaine de congés payés, puis droit à l’avortement, etc. Puis, d’un coup, ça crève les yeux, tout ce que les gens expriment, c’est : « Là, on a perdu ceci, là, on a perdu ça… » Les gens souffrent tellement, on a tellement tout démoli, jusqu’aux métiers eux-mêmes : les infirmières avec leurs “démarches qualité” dans les hôpitaux, pour ne citer qu’un exemple, qu’on en arrive finalement aux Gilets jaunes, en fait.

« On a aucun exemple de droits sociaux conquis sans violence. »

L.C : Impossible de ne pas les évoquer… Ce qui semblait être à l’origine une jacquerie poujadiste s’est transformée, mute encore au moment où l’on parle, et bien malin qui pourra dire de quoi le mouvement accouchera. Quel est ton regard là-dessus ?

Ils ont du mal à formaliser un programme de revendication… Encore que. Les médias ne comprennent rien au mouvement : il y a tellement de revendications différentes qu’ils ne savent pas quoi en dire. Ce qui me frappe, par contre, c’est la cohérence extrêmement claire quant au refus des politiques néolibérales mises en place depuis les années 1980 et depuis la trahison du référendum de 2005.

C’est un mouvement génial. Le problème, selon moi, c’est que pour le moment, ça ne peut qu’aller vers de la répression, puisqu’il n’y a de fait pas d’organisation en termes de négociation. La seule chose qui oblige le patronat à reculer, ce n’est pas la violence, c’est l’arrêt de la production. La grève générale. En 1968, ils ont lâché grâce à la grève générale : on a obtenu 30 % d’augmentation du SMIC, 10 % d’augmentation de la totalité des salaires en France, augmentation des allocations familiales, le droit de se syndicaliser dans les entreprises… Tout ça parce que la production a été arrêtée. Dans ces cas-là, le patronat cesse de rigoler et lâche tout. Tout en imaginant qu’ils récupéreront tout ça derrière, mais sur le moment, ils ne veulent qu’une chose : lâcher, et que la production reparte.

Là, on manque de ça, de la grève. Ils ont désamorcé instantanément la grève des routiers en leur donnant tout de suite ce qu’ils exigeaient parce que les routiers ont le pouvoir de paralyser le pays et de bloquer la production. Le mouvement des Gilets jaunes est donc un mouvement où le pouvoir politique a toutes les cartes en main pour réprimer de façon extrêmement violente. Je ne suis pas très optimiste dans la mesure où je ne vois pas de sortie de crise autre qu’une généralisation de la violence…

« La violence n’est pas une pathologie, c’est un facteur de l’Histoire. »

L.C : Puisqu’on évoque la violence, qu’est-ce que tu penses de ce que les pouvoirs politique et médiatique appellent communément les casseurs ? Ou même des membres des Black Blocs et de tout ce qui gravite autour ? Ils sont utiles dans le rapport de forces ou ils desservent le mouvement ?

Déjà, personne ne sait clairement qui ils sont, “les casseurs”. Ensuite, il y a quelque chose d’intéressant, c’est que les casseurs, les Black Blocs, les deux ensemble, maintiennent la pression sur le gouvernement. S’il n’y avait que des Gilets jaunes sur des rond-points, le pouvoir les laisserait se peler le cul indéfiniment… Seulement, on a ces gens qui sont nombreux, qui se baladent sur les Champs, sans banderole, dispersés, et tout à coup surgissent des éléments de guérilla urbaine. C’est un mouvement qui contraint considérablement le pouvoir. La violence sert le mouvement, à mon avis. J’ai lu un petit bouquin vraiment bien il n’y a pas longtemps, Comment la non-violence protège l’État, qui traite de ça.

On avait ce débat à l’époque où on faisait les formations avec Le Pavé : « La violence est-elle nécessaire pour faire avancer les droits sociaux ? » Vous êtes d’accord, vous vous mettez à gauche, vous êtes pas d’accord, vous vous mettez à droite. Ce débat nous menait toujours à la même conclusion : on a aucun exemple de droits sociaux conquis sans violence. Le patronat ne s’est jamais levé un matin en se disant « Tiens, je vais leur filer une nouvelle semaine de congés payés ». D’autant que si on parle de violence révolutionnaire, il faut aussi parler de la violence policière, de la violence d’État… La violence n’est pas une pathologie, c’est un facteur de l’Histoire.

La gauche que j’appelle la “gôgôche” passe son temps à condamner la violence, mais ce qui fait tenir ce mouvement, c’est que ça pète de partout. D’autant que je le répète, il y a plusieurs formes de violence. Les soixante personnes interpellées lors de la première manif qu’on nous a présentées comme étant tantôt d’ultra-droite, tantôt d’ultra-gauche n’étaient ni de l’un ni de l’autre. On peut même trouver leur profil sociologique sur Médiapart : ce sont des ouvriers, des métallos, des menuisiers, comme lors de la Commune de Paris.

On a donc les membres des Black Blocs d’un côté et ces gens-là de l’autre, les gens ordinaires. Et puis on a aussi les loulous des banlieues qui vont se servir dans la boutique Apple. Et alors ? On est dans une société qui étale partout ses objets de consommation, et je ne suis pas surpris par le fait que ces gens qui n’ont pas un rond aillent se servir.

L.C : Vous n’êtes pas nombreux à le dire, ça. Certains vont même jusqu’à imaginer que les Black Blocs seraient pilotés en sous-main par l’État, de manière à instaurer une stratégie de la tension permanente. La majorité des figures politiques rejette la violence, finalement…

Il faut être extrêmement précis avec ça, parce que c’est clairement un tabou à gauche. La gauche est non-violente. Je suis d’accord pour dire que la violence, c’est mal. Mais c’est un peu court. Moi non plus je n’aime pas particulièrement prendre des gnons dans la tronche. Seulement, la violence sociale est énorme : des gens se suicident, merde ! On ne parle jamais des milliers de morts du travail. C’est l’épisode des deux gars à qui on a déchiré la chemise, qui venaient de foutre des centaines de personnes au chômage, et dont on a retenu que les chemises déchirées, avec les journalistes qui essayaient de faire dire à leurs invités « Mais condamnez-vous cette violence ? »


« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

Dom Helder Camara


L.C : Macron, derrière ses airs de gendre idéal, n’hésite pas à aller à l’affrontement. Mains arrachées par les grenades, tirs de LBD 40 en tirs tendus, pas loin de 1500 gardes-à-vue… Ça a été chassé par l’actualité, mais l’affaire Benalla a fait émerger la volonté du président de se munir d’une milice politique, et le nombre de condamnations consécutives aux manifestations des Gilets jaunes est colossal…

Macron est quelqu’un de très dangereux. Le fait qu’il ait défilé le jour de son élection dans un véhicule militaire en dit long. Il n’est pas descendu en DS, il est descendu en véhicule militaire avec des généraux à ses côtés… Le petit numéro qu’il a joué à Verdun, cette espèce de réhabilitation de Pétain, tout ça, c’est pour se mettre l’armée dans la poche. Je pense que ce mec est très dangereux et qu’il est d’autant plus dangereux qu’il est bête. Il sort de ces espèces de fabriques à crétins que sont les grandes écoles, ce qui explique entre autres pourquoi son analyse de la société est tellement idiote.

La phrase que je préfère, venant de lui, c’est « On dépense un pognon de dingue et il y a toujours autant de pauvres »  : ça mérite à minima le Nobel d’économie, une phrase pareille. Il a été ministre de l’économie, quand même… « On dépense un pognon de dingue et il y a toujours autant de pauvres ». Il faudrait que quelqu’un lui explique comment tout ça fonctionne, à un moment.
Tu parles de Macron, mais tu parlais aussi spécifiquement des grandes écoles. Or, on se rend compte qu’en ce moment, les auto-proclamées élites ne pigent rien à ce qui se passe.

Ils ne comprennent pas que les gens disent clairement qu’ils en ont ras-le-bol. Je pense que le mépris de classe, voire même la haine de classe qu’ont représenté Macron et sa clique, la façon dont ils ont imposé la loi Travail de force, après tant et tant de mobilisations, ont fini par être perçu par tout le monde. Et là, l’augmentation du prix de l’essence a servi de catalyseur à toutes les colères et finalement, de détonateur.

Ceux que j’ai vus sur les rond-points lorsque j’y suis allé expriment très bien une forme de ras-le-bol définitif. Ce qu’ils disent, c’est que le pouvoir politique, cette fois, a dépassé une sorte de point de non-retour. « Stop. Trop tard. Vous nous avez pris pour des cons, trop loin et trop longtemps ». En ce sens, l’allocution de Macron a été vraiment pathétique, pitoyable. Quel numéro de théâtre…

L.C : Est-ce que tu penses qu’il se rend compte de quoi que ce soit ? Il est totalement en roue libre. On n’a jamais été aussi méprisés collectivement : « Bossez pour vous payer un costard », « Les gens qui ne sont rien »…

Je ne sais pas, je sais juste qu’il est totalement formaté. Il est aussi con qu’un con de droite. Lorsqu’il dit « Je vais augmenter le Smic sans que ça ne nuise aux entreprises », il ne semble pas comprendre qu’une entreprise, ce sont les travailleurs. Il ne sait pas ce que c’est, une entreprise. Il imagine qu’une entreprise, c’est le patron, le propriétaire de l’entreprise. Les travailleurs, ce sont des ressources humaines, comme les machines, pour lui. Lorsqu’il dit qu’il ne veut pas nuire aux entreprises, il dit en fait qu’il ne veut pas nuire aux propriétaires des entreprises.

Ce qu’il faut aussi comprendre, c’est que la France est un pays extrêmement répressif, probablement l’un des pays “développés” les plus répressifs. Un sociologue expliquait que ce n’est pas un hasard si on est la première productivité mondiale par travailleur, c’est bien parce que la France est un pays tout sauf cool, où la pression est énorme et constante. Il suffit de regarder ce qui se passe dans les entreprises pour le comprendre.

C’est ce qu’on entend sans cesse avec les copains des formations. J’ai une amie qui est médecin à l’hôpital de Paimpol – un médecin c’est pas un prolo, quand même – et elle pète les plombs. Ce qu’elle raconte de ses conditions de travail, c’est de la folie furieuse. Et ça, tu le retrouves partout, que l’on parle de ceux qui font de la recherche ou des profs…

« Macron est très dangereux et d’autant plus dangereux qu’il est bête. Il sort de ces espèces de fabriques à crétins que sont les grandes écoles, ce qui explique entre autres pourquoi son analyse de la société est tellement idiote. »

L.C : Tu parles d’augmentation du Smic. Chez nous aussi, plusieurs choses ne sont pas claires. On voit encore et toujours des gens se réjouir de la baisse des cotisations sociales…

Il y a un travail d’éducation populaire considérable à faire. On a fait une conférence sur le sujet, avec Gaël [Tanguy]. Trop de gens ignorent encore ce qu’est vraiment la fiche de paye, comment fonctionne la Sécurité sociale, voire, ce qu’elle est en soi. Ils imaginent que la Sécu, c’est l’État. La Sécu, c’est une association, c’est privé, c’est du droit privé, ce n’est pas l’État.

Il y a aussi un travail à faire sur les mots : ils parlent des cotisations comme de “charges”, par exemple. Ils parlent sans cesse de compétitivité… C’est un discours qui finit par rester dans les têtes… On peut aussi parler de la “dette”, qui n’est pas une “dette”. Les gens se disent que s’il y a une “dette”, alors, il faut bien la rembourser. Mais qui explique la dette ? Est-ce qu’on a accès à ce savoir, si on ne le cherche pas spontanément ?

On retrouve donc ça logiquement avec la fiche de paye. La fiche de paye, c’est le pognon qu’on me donne, et alors apparemment, les pauvres patrons doivent aussi payer des charges là-dessus, ce qui va engraisser l’État… Le travail d’éducation politique à faire sur ce sujet est considérable, je le répète. Et je pense que le mouvement des Gilets jaunes porte un peu ça : c’est une espèce d’intuition qui se nomme mal, qui s’analyse mal, du fait que ça va vraiment mal. Ce qui donne un mouvement de masse qui ne sait pas très bien encore où il va.

L C : Ce que nous dit aussi le mouvement, c’est que les gens se rencontrent sur les rond-points, échangent, que les cloisons explosent… Tout ça médiatisé par le gilet jaune, qui est une sorte de référent commun. On entend parler de lutte des classes, de bourgeoisie…

Il fait toute la différence, ce gilet. Il ne serait pas là, il n’y aurait que des gens habillés normalement sur un rond-point, ce serait totalement différent. Ils nous ont obligé, tous, à l’avoir, ce gilet jaune fluo. C’est formidable, ce retournement. C’est devenu un symbole maintenant, au même titre que le bonnet phrygien, c’est devenu un drapeau de la lutte des classes.

Toutes les révoltes ont eu besoin de ça : les partisans de Necker, au début de la révolution française arboraient une feuille d’arbre pour se reconnaître. C’est le symbole d’une conscience de classe qui est en train de renaître. Quand je croise d’autres personnes qui comme moi, ont le gilet jaune sur le pare-brise, il y a une complicité chaleureuse qui s’installe. On se reconnaît entre nous.

« La révolution, ce serait que spontanément, les gens réclament une augmentation des cotisations sociales. La victoire, c’est de faire augmenter le brut. Faire augmenter les salaires en entier. »

On constate aussi depuis début novembre qu’on mène enfin une lutte “offensive”. On évoque des augmentations de salaires, par exemple. Ou encore le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Toutes ces dernières années, on ne menait que des luttes défensives : réforme des retraites, statut des cheminots…

C’est là où le mouvement se structure quelque peu. Le pouvoir n’a vraiment pas bien joué, ce coup-là. S’ils avaient lâché directement, sans discuter, le mouvement se serait essoufflé. Le sentiment d’humiliation – une de plus – lié au refus du pouvoir d’entendre ce que les Gilets jaunes avaient à dire a participé à durcir le mouvement. Cette annonce d’augmentation du SMIC de 100 € : les gens ont compris directement qu’on les prenait pour des lapins de trois semaines : ils devancent simplement trois augmentations prévues de longue date…

La révolution, ce serait que spontanément, les gens réclament une augmentation des cotisations sociales. La victoire, c’est de faire augmenter le brut. Faire augmenter les salaires en entier. Depuis trente ans, un matraquage idéologique énorme est fait dans le sens de « N’augmentons pas les cotisations sociales ». C’est là que le travail de Bernard Friot est intéressant. Si tu prends toutes ces cotisations une par une – maladie, chômage, retraite, etc. –, elles ne font que monter, et c’est une victoire des luttes sociales.

L’assurance maladie est montée jusqu’à 12 ou 14 % alors qu’elle est partie de 1 ou 2 %, par exemple. Donc, ce qu’on doit réussir à faire, c’est réclamer l’augmentation des cotisations sociales. Encore une fois, ce sont les socialistes qui vont casser ça, avec Rocard, Beregovoy, Fabius, et Seguin, dans les années 1990, ils vont enrayer ce mouvement d’augmentation des cotisations. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, revendiquer l’augmentation des cotisations, c’est devenu totalement inaudible. Ce serait comme dire aux gens : « L’avenir c’est le communisme ».

Le matraquage idéologique a porté ses fruits. Regarde comme le management par la compétence a détruit les métiers. Une conférence gesticulée explique justement la privatisation de la formation continue. Ils sont en train de détruire le CIF (Congé individuel de formation) qui offrait la possibilité de suivre une formation pendant plusieurs mois, et donc d’apprendre un vrai métier : dorénavant, ce sera un système de points qui fonctionnera au forfait.

Un an de travail donne “une enveloppe” de 500 € pour acheter de la formation. Le tout grâce à une application sur le smartphone. L’idée c’est d’acheter des petits bouts de compétences. Ils ont fait un appel d’offres auprès de toutes les boites qui veulent vendre des petits bouts de compétences… Ils détruisent même les métiers. Ce qu’il y a, c’est que les gens finissent par le ressentir. Et par ne plus lâcher.

On a fait onze manifs pour les retraites, qui n’ont servi à rien. J’en ai fait une ou deux, on marchait derrière les banderoles, la manif classique, quoi. Là, ça ne ressemble à rien. Il y a des gens partout, des types qui remontent les Champs, qui les redescendent… Cette forme chaotique est incompréhensible pour le pouvoir.

L.C : Il y aussi un côté très désespéré. On a vu énormément de témoignages de gens qui disaient : « C’est Noël, je ne peux pas acheter un cadeau à mon gosse, cette fois, faut que ça pète ». Est-ce que le mouvement ne tient pas aussi et surtout parce qu’on est tous en train de crever ?

Oui, mais on est en train de crever dans une société qui affiche de la richesse. C’est-à-dire que l’insolence des riches, la manière avec laquelle ils se gavent, c’est devenu trop pour les gens. On a eu une succession de scandales ces dernières années absolument incroyable. La dernière en date : Carlos Ghosn qui a dissimulé plusieurs dizaines de millions d’euros au Fisc. C’est pas mal comme salaire, quand même. Ou Cahuzac, tiens. Le mec était en charge de la fraude fiscale. C’est énorme…

Et le problème avec tout ça, c’est que si t’as pas le niveau Marx +12, une alternative peut te sembler être le Front national.

L.C : D’autant que les idées d’extrême-droite tendent à l’hégémonie culturelle : on a assisté de nouveau à la parade nuptiale de Zemmour pendant plusieurs mois, s’en est suivie une quasi réhabilitation de Pétain, en France ; tous les pays d’Europe semblent se replier sur eux-mêmes pour soi-disant faire front au mondialisme, et l’alt-right américaine a le vent en poupe. C’est assez inquiétant d’imaginer que les idées de l’extrême droite pourraient infuser le mouvement, non ?

Bien sûr. L’une des pires hypothèses de ce sur quoi pourrait déboucher le mouvement, c’est un régime d’extrême droite. C’est en train de surgir partout, il n’y a pas de raison pour qu’on y échappe.

Tel que je vois tout ça, il y a trois possibilités. La possibilité de sortie par les urnes qui mettrait Mélenchon très en avant ? Je n’y crois pas. Ils ne laisseront jamais faire, ils ont eu trop chaud aux fesses pendant la présidentielle. Mélenchon était à 19,5 % ; Le Pen est passée avec 21 %. François Hollande, président de la République sortant, est sorti de son devoir de réserve pour appeler à ne pas voter Mélenchon : on n’avait jamais vu ça auparavant. Il n’a pas appelé à ne pas voter Marine Le Pen, il a appelé à ne pas voter pour Mélenchon. Il leur fait peur, et quand je dis “il”, je parle de ce que représentait le mouvement de la France insoumise, bien sûr. La possibilité de sortie par les urnes, donc. Macron dissout l’Assemblée, on refait des élections et on voit arriver au pouvoir Ruffin et toute la bande. Je pense que c’est illusoire, c’est le seul programme vraiment anti-capitaliste et ils ne laisseront jamais faire ça.

L’autre possibilité, c’est une généralisation de la répression, ce qui ouvre la porte à la possibilité d’une guerre civile. Il suffirait que les populations exploitées et massivement racisées des banlieues s’y mettent, et là, ils ne pourraient absolument plus rien contrôler. En 2005, on a décrété le couvre-feu, ce qui n’avait pas été fait depuis la guerre d’Algérie, pour donner une idée de l’échelle… Les médias ont raconté à ce moment-là qu’ils avaient brûlé des médiathèques, des écoles, et se sont soigneusement gardé de dire qu’ils avaient brûlé une trentaine d’agences bancaires. Ils ont bel et bien fait cramer des banques. Ils ont mis un temps hallucinant à éteindre cette révolte et surtout, à la cantonner dans les banlieues. Le risque de les voir débouler sur les Champs-Élysées, le pouvoir le connaît et craint ça. C’est là que la gauche a un rôle à jouer. Soit elle condamne la violence, les casseurs, soit elle pousse les classes moyennes à faire alliance.

La dernière hypothèse, c’est donc l’extrême droite. Macron dégage et les 30 % d’électorat frontiste portent Le Pen au pouvoir. D’autant que le patronat n’a pas peur de l’extrême droite : il sait très bien composer avec. Annie Lacroix-Riz a bien démontré comment le patronat français avait, dès 1932, négocié avec Hitler en douce.

L’issue est totalement incertaine. Dès le début du mouvement, j’ai vu tous mes amis de gauche se méfier, dénoncer la présence de l’extrême droite, et j’ai fait un post Facebook à ce propos, en disant de faire attention, qu’on était en train d’assister à la naissance d’un mouvement social et qu’il ne s’agissait pas de commencer à se pincer le nez en regrettant la présence d’adversaires politiques.

Je me suis fait allumer par les antifas, qui sont vigilants puisque c’est leur raison d’être, mais personnellement, le mec ou la nana qui gagne 1100 € par mois, qui n’en peut plus, et qui vote FN, je ne lui en veux pas. Le PCF est mort, la CGT ne fait plus le boulot, le travail d’éducation politique n’est plus fait, alors lorsqu’un discours simple désigne un adversaire et que ça te permet d’imaginer que c’est ça qui entretient ta situation, forcément, il rencontre un public. Je refuse de les faire passer pour des racistes.

J’avais un prof d’anthropologie qui disait quelque chose de génial, à savoir : « La question n’est pas de savoir si je suis raciste, la question est de savoir ce que je fais de ce racisme ». On est tous plus ou moins racistes, c’est difficile de ne pas l’être dans un système global de représentation qui est raciste. Par quel miracle qui que ce soit pourrait être passé totalement au travers de ça ?

« Le racisme c’est vachement marrant car le racisme n’existe pas, personne n’est raciste vous pouvez poser la question autour de vous. C’est-à-dire que le racisme n’est pas à la mode. » Coluche

L.C : On a quand même vu des choses relativement dégradantes, notamment la dénonciation à la gendarmerie des migrants qui se cachaient dans un camion-citerne des Gilets jaunes, au barrage de Flixecourt.

Si c’était un mouvement structurellement raciste, je comprendrais l’inquiétude. Mais ce n’est pas le cas. Lorsque je suis allé tracter contre le TCE (Traité établissant une constitution pour l’Europe) en 2005 sur les marchés, il y avait aussi des militants du FN. J’étais pour le “non”, eux aussi, mais on ne l’était pas pour les mêmes raisons. À l’époque, on me disait que je ne pouvais pas appeler à voter “non” sous prétexte que le FN le faisait aussi. C’est insupportable comme discours. Sous prétexte qu’ils disent “blanc”, il faudrait dire “noir” ?

C’est un piège à cons, le Front national. Tout le monde sait que c’est Mitterrand qui a monté ça de toutes pièces. J’ai rencontré des anciens militants socialistes qui m’ont raconté que dans le Nord, dans les années 1980, ils allaient convaincre des gens de monter des listes d’extrême droite, dans le but de diviser la droite.

L.C : Pour finir, pourquoi est-ce que d’après toi, les syndicats ne jouent pas leur rôle ?

Pour l’instant, je n’ose pas risquer une hypothèse. La CFDT, tout le monde le comprend, Ce n’est plus un syndicat de salariés depuis son virage à droite avec Nicole Notat, c’est un syndicat patronal… Mais la CGT ? Après, il faut se rappeler qu’historiquement, la CGT a toujours rejoint les mouvements en retard : en 1936, en 1968… Quand ils ne contrôlent pas, ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas être assimilés à des casseurs.

Regarde ce qui se passe avec les Black Blocs : au lieu de les soutenir et d’être avec eux, ils les laissent démolir les symboles capitalistes en tête de cortège et ils arrêtent la manifestation derrière. La CGT n’est pas révolutionnaire au niveau national, au niveau de la confédération… Elle a été cassée par le patronat, dès le début des années 1970 avec la mise en place du management par la compétence.

En Angleterre à la fin des années 1970, le pouvoir syndical est devenu tellement fort que le premier ministre déclare que le pays est devenu ingouvernable. Sur les chantiers navals de Saint-Nazaire, un contremaître parle mal à un ouvrier : il y a une grève dès le lendemain. La stratégie patronale a fonctionné : par l’isolement, par l’arrivée du management, par l’individualisation du temps de travail, etc.

Trente ans plus tard, le taux de syndiqués en France est extrêmement bas. Ce n’est pas la CGT qui est en cause, c’est une stratégie offensive de destruction des syndicats dont Macron est en train de poser les derniers clous du cercueil avec la loi sur “la liberté de choisir son orientation” qui consiste à retirer la principale force des syndicats : la formation.

Vous pouvez découvrir le début de l’article https://comptoir.org/2018/12/26/franck-lepage-le-gilet-jaune-est-le-symbole-dune-conscience-de-classe-qui-est-en-train-de-renaitre/#comments.


Voir en ligne : https://comptoir.org/2018/12/26/fra...


Franck Lepage, cofondateur de la coopérative d’éducation populaire Le Pavé et de l’association L’Ardeur, ancien directeur du développement culturel à la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, développe et propage depuis des années le modèle de la conférence gesticulée, dont il est à l’origine. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui autour de l’éducation populaire et de la multiplication des conférences gesticulées, ainsi que de l’insurrection des Gilets jaunes, en passant par le pouvoir macronien.

   

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