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Le peuple des ronds-points : Saison jaune

jeudi 21 novembre 2019 par Hélène Richard pour le Monde Diplomatique

En serait-il du climat social comme de l’élévation des températures sur la planète ? Depuis la fin de l’été, la probabilité d’un soulèvement populaire semble avoir rattrapé le risque de tempête tropicale. Des insurrections ont éclaté en Irak, en Équateur, au Chili, au Liban. Elles rejoignent les mobilisations en cours en Haïti, à Hongkong, en Algérie, au Soudan. Faisant passer la vie chère au-delà du seuil du tolérable, des décisions gouvernementales ont joué le même rôle de détonateur que la hausse d’une écotaxe sur l’essence et le diesel en France, un an auparavant. Il aura fallu une semaine aux Libanais pour arracher la démission du premier ministre Saad Hariri, à peine plus aux contestataires chiliens rejoints par les syndicats pour obtenir une rallonge des budgets sociaux et un remaniement ministériel.

Le mouvement des « gilets jaunes » s’inscrit dans cette traînée de poudre internationale autant qu’il s’en écarte. Moins massif qu’un « printemps arabe » et tardivement soutenu par les syndicats, le mouvement français semble avoir décroché des résultats modestes — après quelques concessions, le président Emmanuel Macron est toujours en poste. Le fait qu’il survienne cependant au cœur de la sixième puissance mondiale en fait la singularité.

Certes, des mobilisations citoyennes importantes avaient secoué le monde occidental dans la précédente décennie, du mouvement des « indignés » espagnols à Occupy Wall Street, aux États-Unis. Mais cette vague était majoritairement portée par de jeunes diplômés urbains issus des classes moyennes, alors que les « gilets jaunes » ont essentiellement puisé leurs effectifs chez les classes populaires, qui regardaient passer les cortèges syndicaux et, pour un tiers d’entre elles, s’abstenaient aux élections.

Leur retour en force sur la scène sociale a fait, dans un premier temps, le principal atout du mouvement : éruptif, compact bien que dépourvu d’organe de direction et ciblant les quartiers des institutions. Plus encore, il doit son efficacité au maintien d’un haut niveau de sympathie dans l’opinion publique, en dépit des images de casse et d’incendies : il fallut attendre plus de quatre mois après son déclenchement pour que la part des personnes sondées déclarant soutenir ou avoir de la sympathie pour les « gilets jaunes » passe sous la barre des 50 %.

Ce coup de semonce a renforcé le pouvoir de dissuasion des syndicats, dont l’exécutif craint qu’ils ne soient rejoints par ces Français en jaune.

En dépit de l’essoufflement du mouvement — conséquence de sa longévité et de l’absence de renfort significatif des classes moyennes —, le gouvernement n’a pas retrouvé l’assurance dont il jouissait après l’échec de la grève des cheminots du printemps 2018. Parmi les résultats qu’ont décrochés les « gilets jaunes », il convient donc de compter certaines réformes suspendues ou édulcorées. « Vous ne pouvez pas faire comme s’il n’y avait pas eu un mouvement social de très grande ampleur (…). Donc l’idée qu’on pourrait imposer brutalement aux Français des directions qu’ils ne souhaitent pas, je pense que c’est une erreur », philosophait cet été le ministre de l’économie et des finances (France Inter, 17 juillet 2019) en référence à la mise en veilleuse du projet de suppression de 120 000 postes de fonctionnaire.

Ce coup de semonce a également renforcé le pouvoir de dissuasion des syndicats, dont l’exécutif craint qu’ils ne soient rejoints par ce nouvel acteur politique imprévisible que sont les Français en jaune. Des débrayages-surprises dans le rail, une mobilisation persistante dans le secteur hospitalier ainsi que l’annonce d’une grève interprofessionnelle pour la fin de l’année ont poussé l’Élysée à faire fuiter dans la presse que la réforme des retraites ne s’appliquerait qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail, repoussant l’entrée en vigueur du nouveau système à points à… 2060.

On ne peut réduire cependant l’apport du mouvement à ces mesures pare-feu, dont certaines ont été financées par les caisses de la Sécurité sociale. Les « gilets jaunes » ont surtout placé le pays dans une situation politique nouvelle. En descendant dans la rue, des centaines de milliers de Français, auparavant isolés, ont tissé des solidarités et engrangé une expérience militante. Ce faisant, ils sont sortis de la zone de contrôle qu’on leur avait réservée, celle d’un vote contestataire servant de repoussoir idéal pour remobiliser l’électorat autour du statu quo libéral.

En 2017, cette mécanique bien huilée avait fonctionné au-delà des espérances : le parti présidentiel n’avait-il pas répondu à la soif populaire de « dégagisme » en renouvelant 75 % des rangs de l’Assemblée nationale, tout en maintenant la ligne politique des deux partis de gouvernement qu’il réduisait en miettes ?

« Tournant de l’Europe », l’installation de M. Macron à l’Élysée valait à la France les félicitations de la presse étrangère pour avoir mis « en déroute le radicalisme ». Elle lui laissait espérer que « la vague populiste qui [avait] balayé le Royaume-Uni et les États-Unis l’année [précédente avait] atteint son apogée » [1].

Depuis, les images de l’Arc de triomphe dégradé ont fait le tour du monde. Et M. Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement, s’est étonné de retrouver son pays « cité dans une liste entre le Venezuela et Haïti » en raison des blessures infligées aux manifestants (Le Figaro, 6 mars 2019).

Dans l’une des économies les plus prospères de la planète, un mouvement social inédit par sa longueur, ses modes d’action et sa composition sociale a fait sauter le vernis « progressiste » de M. Macron : voilà ce que beaucoup d’autres dirigeants à travers le monde gardent en tête.

Le peuple des Ronds points à lire :Manière de voir n°168, décembre 2019 - janvier 2020


Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/m...


[1Les trois dernières citations sont respectivement tirées de La Repubblica (8 mai 2017), El País (8 mai 2019) et Financial Times (24 avril 2017).

   

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