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Irak. Mission (presque) impossible pour le nouveau premier ministre

samedi 16 mai 2020 par Sylvain Mercadier

En moins d’un mois, Mustafa Al-Kadhimi a réussi à former un gouvernement satisfaisant l’essentiel de la classe politique irakienne. Si l’étiquette d’indépendant du nouveau premier ministre est source d’espoir, son équipe comprend des poids lourds de la politique, ceux-là mêmes que les manifestants s’étaient promis de chasser du pouvoir. Mais sa décision de libérer tous les manifestants incarcérés depuis octobre est un signe positif.

Alors que le pays entre dans son huitième mois de contestation populaire, les élites politiques sont parvenues à s’accorder sur un partage des portefeuilles ministériels.

De composition atypique, le nouveau gouvernement irakien formé par Mustafa Al-Kadhimi (photo de Une) compte de nombreux indépendants et technocrates ainsi que des académiciens, comme Ali Allaoui qui hérite du ministère des finances. Toutefois, cet élan de pragmatisme ne doit pas faire oublier que les intérêts des grands partis ont également été pris en compte pour parvenir à ce résultat.

Un consensus pour une survie

« Concernant le partage des portefeuilles ministériels entre les partis, Mustafa Al-Kadhimi a reproduit les erreurs de ses prédécesseurs : plusieurs indépendants et technocrates qu’il a nommés sont contrôlés par des partis politiques », analyse le député Sarkaout Shams, membre de la Coalition du futur au Parlement. « Globalement, ce gouvernement est réparti entre les sadristes, le clan du chef du Parlement Mohammed Al-Halboussi et le Parti démocratique du Kurdistan. En revanche, les ministres de l’intérieur, de la défense et des finances ont été nommés pour leurs compétences », poursuit l’élu.

Rien de surprenant dans le fait que la classe politique ait négocié sa survie. Si elle n’avait pas eu le sentiment que ses intérêts étaient représentés, elle n’aurait eu qu’à faire obstruction aux nominations. Un consensus a donc été trouvé pour sortir de l’impasse politique et obtenir un répit alors que le bras de fer entre l’Iran et les États-Unis est loin d’être résolu.

Ces négociations n’ont cependant concerné que les grands partis et coalitions du gouvernement : « J’ai boycotté la session de formation du gouvernement à Bagdad, car Kadhimi avait fait des réunions au préalable avec tous les poids lourds de la politique sans prendre en compte les autres acteurs du Parlement. Nous soupçonnons des accords informels entre eux qui expliquent la facilité avec laquelle s’est formé ce gouvernement », explique Ahmad Al-Hajj, député membre du parti Komal.

Travaux herculéens à venir

Malgré cette entente, la tâche à accomplir est grande pour ce gouvernement de transition dans un pays qui croule sous les menaces. Recrudescence des attaques de l’organisation de l’État islamique (OEI), pandémie du coronavirus, paralysie économique, rivalité entre l’Iran et les États-Unis… Autant de défis à surmonter alors que les manifestations ont repris à Bagdad pour mettre la pression sur le gouvernement. Au moment de sa nomination, Kadhimi a tenu à rappeler que ses deux priorités seraient de rendre justice aux victimes des manifestations des mois précédents et de relancer l’économie du pays sinistrée par la chute des prix du pétrole, ressource qui forme près de 90 % des ressources de l’État.

À ces priorités s’ajoutent les exigences des manifestants eux-mêmes qui réclament toujours la création d’un gouvernement libéré des élites politiques traditionnelles. Le profil de Kadhimi avait pourtant de quoi leur donner de l’espoir. L’ex-numéro un du service de renseignement national (NIS) s’était effectivement illustré en limitant autant que possible la répression des manifestants [1].

Une de ses premières décisions a été d’ordonner la libération de tous les manifestants incarcérés depuis octobre et de réintégrer Abdel Wahab Al-Saadi aux commandes du Service de contre-terrorisme. Le limogeage de celui-ci, artisan de la défaite de l’OEI, avait été une des causes des manifestations.

Mais l’indépendance de Kadhimi peut aussi se transformer en faiblesse. En effet, rien ne dit que l’harmonie régnera à Bagdad durant son mandat. Celle-ci tient au sentiment de satisfaction des acteurs politiques influents qui gardent une marge de manœuvre importante pour servir leurs intérêts : « Les partis ont vite compris l’astuce qui consiste à placer au pouvoir un premier ministre affaibli afin qu’il n’use pas de ses prérogatives, comme de passer outre les décrets ministériels », explique Erwin van Veen, chercheur spécialisé dans les conflits au Proche-Orient à l’institut Clingendael.

« C’est ainsi que l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki a pu perpétuer son emprise sur le gouvernement avec un réseau qui s’apparente à un État profond durant le mandat de son successeur Haider Al-Abadi. Dans ce contexte, s’ils sentent qu’ils ne pourront brider le candidat, ils préfèrent faire obstruction. »

Tensions internes, pressions externes

La tâche ardue qui incombe au premier ministre s’inscrit également dans une conjoncture particulièrement tendue. Outre le mouvement contestataire solidement ancré dans une partie du pays, la rivalité entre l’Iran et les États-Unis n’a pas fini de créer des turbulences. Le 3 janvier 2020, l’assassinat de Qassem Soleimani (chef des forces Al-Qods, la branche extérieure du corps des Gardiens de la révolution islamique iranien) et d’Abou Mehdi Al-Mouhandis (vice-président des Unités de mobilisation populaires, UMP et dirigeant de la milice chiite Kataeb Hezbollah) ont failli plonger à nouveau le pays dans une guerre de procuration sanglante.

Depuis, les soubresauts de cette rivalité font craindre un déchaînement de violence à chaque instant, alors que les deux puissances sont en pleine reconfiguration de leur influence en Irak. « Aujourd’hui, l’Iran est bien plus présent que les États-Unis. Si ces derniers ont connu un rebond d’influence lors de la lutte contre l’OEI, ils ont depuis graduellement diminué leurs effectifs militaires dans le pays au point de les concentrer dans une poignée de bases. De leur côté, les Iraniens sont infiltrés à presque tous les niveaux du système politique et économique irakien et disposent du dévouement de puissantes milices », analyse Erwin van Veen, tout en rappelant que la pression croissante que connaît la République islamique la rend de moins en moins prévisible. « L’Iran serait capable de provoquer un conflit en Irak qui lui soit profitable sur le long terme », conclut-il.

Symbole par excellence de l’influence iranienne, les milices chiites sont plus actives que jamais et continuent de jouer un rôle néfaste, notamment en ciblant les manifestants qui espèrent toujours renverser l’ordre politique actuel. Récemment, les milices dépendantes du clergé chiite (les divisions Abbas et de l’imam Ali ainsi que les brigades Ali Al-Akbar et Ansar Al-Marja’iyya) se sont retirées des UMP, laissant les éléments les plus clairement affiliés à l’Iran y siéger. L’ayatollah Al-Sistani aurait entrainé avec lui le retrait de l’essentiel des milices non affiliées à l’Iran. Celles-ci répondront désormais aux ordres du premier ministre, à l’instar de la fameuse Golden Division anciennement dirigée par Abdel Wahab Al-Saadi.

La fracture est donc consumée entre les partisans de l’unité nationale et le bloc servant les intérêts de la République islamique. « Le clergé chiite a consommé la rupture avec les autres milices par souci de garder son indépendance et de respecter la souveraineté de l’Irak. Depuis longtemps, Al-Mouhandis essayait de prendre le contrôle de l’intégralité des UMP pour les mettre au service de sa cause, c’est-à-dire pour servir leurs propres intérêts ou ceux de l’Iran, ce que l’ayatollah Ali Al-Sistani ne pouvait accepter », précise Nancy Ezzeddine, elle aussi chercheuse spécialisée dans les conflits au Proche-Orient à l’institut Clingendael.

Au sein même de l’axe pro-iranien, des divergences de trajectoires s’opèrent depuis plusieurs mois. Certains acteurs comme l’organisation Badr et Asa’ib Ahl Al-Haq ont muté pour devenir d’incontournables acteurs politiques grâce à leur coalition Al-Fatah alors que d’autres, comme Kataeb Hezbollah, misent sur une consolidation toujours plus forte de leur puissance militaire.

Parallèlement, ces premiers se sont montrés plus à même à négocier avec Kadhimi pour la formation d’un gouvernement, quand les responsables de Kataeb Hezbollah s’obstinent à accuser le premier ministre d’avoir collaboré avec les Américains dans l’exécution de Soleimani et de Mouhandis : « Kataeb Hezbollah est beaucoup plus extrémiste concernant les États-Unis et ceux qui ont pu les fréquenter. L’organisation a même établi un camp militaire en face de la maison d’accueil des parlementaires irakiens pour mettre la pression sur les politiciens et afin qu’ils ne perdent pas de vue les lignes rouges qu’ils imposent. En même temps, les forces fédérales tentent de les empêcher de s’étendre sur le site », poursuit Nancy Ezzeddine.

Chaos économique, sanitaire, écologique et sécuritaire

Tandis que ce fragile équilibre de force est constamment remis en cause, le peuple irakien s’enfonce dans la misère et subit de plein fouet la double crise économique et sanitaire. Si le coronavirus n’a pas ébranlé le pays comme l’Europe ou les États-Unis, 2 600 cas recensés et les 104 morts au 9 mai ne reflètent pas la réalité sur le terrain où il ne se pratique pas de dépistage massif.

Paradoxalement, ce sont les mesures préventives contre la pandémie de Covid-19 qui ont eu le plus d’impact sur les Irakiens en situation de vulnérabilité. L’économie informelle qui permet à des millions de travailleurs de survivre est à l’arrêt du fait du confinement imposé sur le pays. Si les plus démunis ne parviennent pas à se procurer le strict nécessaire, la chute des prix du pétrole et de la demande va avoir le même impact sur l’État et ses recettes budgétaires.

Déjà, le précédent nominé au poste de premier ministre Adnan Al-Zurfi avait annoncé que l’État ne serait pas en mesure de payer la moitié des salaires du public au mois de mai. Le pays, qui dépend à 90 % de ses exportations en pétrole pour financer son budget va voir son PIB chuter de plus de 5 %. Sa dette augmentera également pour passer à 66,9 % du PIB selon les estimations de la Banque mondiale. La crise écologique est elle aussi en passe d’atteindre un point de non-retour et ne sera probablement pas dans les priorités du gouvernement à venir alors que la santé et la survie économique de millions de personnes en dépendent.

Seule nouvelle positive  : à l’annonce de la formation du nouveau gouvernement, les États-Unis ont affirmé qu’ils accordaient un moratoire de quatre mois à l’Irak pour trouver un substitut à ses importations d’électricité et de gaz iraniens. Cette trêve bienvenue bien qu’éphémère indique la volonté de Washington de collaborer avec le gouvernement, tout comme Mustafa Al-Kadhimi rappelait son souhait de s’appuyer sur l’OTAN pour combattre le terrorisme.

Mais cet élan de mansuétude n’est pas le seul outil de négociation de Washington : « Les dernières attaques (de l’OEI) contre les UMP et l’armée irakienne ont été rendues possibles du fait de la diminution drastique de la surveillance aérienne de la coalition. Le message des Américains est clair : sans présence américaine, l’OEI va revenir en force » analyse le député Ahmad Al-Hajj.

Les dés sont jetés à Bagdad. Le premier ministre indépendant semble manier avec habileté les équilibres de pouvoir pour mener son pays de l’avant jusqu’aux prochaines élections l’an prochain. « Kadhimi mérite qu’on lui donne sa chance. Ses deux dossiers brûlants restent la crise économique et la rivalité Iran-États-Unis. Je pense qu’il aura plus de succès sur le deuxième dossier », soutient le député Sarkawt Shams.

Le maintien du dialogue stratégique États-Unis–Irak prévu en juin semble indiquer que, malgré l’emprise de Téhéran, Bagdad n’est pas près de mettre un terme à sa coopération stratégique avec Washington. Cependant, l’axe pro-Téhéran garde à l’esprit le fait que ce gouvernement, tout prometteur qu’il soit, n’est que transitoire et qu’une nouvelle bataille politique va se jouer l’an prochain pour décrocher les postes clefs du gouvernement.


Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/ira...


[1Une source au sein du service de renseignement national parlant sous couvert de l’anonymat nous a confié que Kadhimi fut un grand supporter des manifestants lorsqu’il dirigeait son service. Il aurait contrecarré de nombreuses opérations d’assassinats d’activistes par des milices et contribué à la libération de dizaines de manifestants durant les évènements qui ont secoué le pays ces derniers mois.

   

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