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Non, non et non, ce n’était pas mieux avant !

vendredi 26 février 2021 par Philippe Arnaud

Je reviens sur les navrantes tueries de l’Essonne, au cours desquelles deux adolescents de 14 ans ont perdu la vie. [Et, ce qui ajoute à la tristesse, sous les coups d’enfants de leur âge : comment démarrer dans la vie lorsqu’on a commencé par être meurtrier à 14/15 ans ?].

Je souhaite cependant reconsidérer ces pénibles événements, mais à nouveaux frais. Je me réfère pour cela à un petit livre écrit par Michel Serres : "C’était mieux avant !". Dans cet ouvrage - qui porte ce titre par antiphrase - l’auteur prend à rebrousse-poil le laudator temporis acti (celui qui répète sans cesse que tout était mieux avant, que la morale fiche le camp, que les jeunes n’ont plus le respect des aînés, que l’orthographe se perd, etc.). Et Serres d’établir que, décidément non, tout n’était pas mieux avant, loin s’en fallait...

Je ne reprendrai pas le livre de Michel Serres, car celui-ci déborde le sujet de ces remarques. Notre défunt philosophe y évoque en effet les progrès médicaux, les progrès économiques, la disparition de nombre de dictatures, etc. Ces faits ne sont pas strictement de mon propos, lequel est le suivant : non, la société française de 2021 n’est pas plus violente que celle de notre enfance (pour ma part celle des années 50 et 60) ou que celle des décennies antérieures. Elle l’est même bien moins et c’est pour cela qu’elle supporte beaucoup moins cette violence.

1. Jadis, les châtiments corporels étaient monnaie courante dans l’éducation des enfants. C’étaient non seulement les parents qui frappaient leurs enfants (parfois avec l’instrument ad hoc qu’était le martinet) mais aussi les enseignants. Le maître d’école de mon village, selon les critères d’aujourd’hui, aurait été chassé vingt fois de l’Éducation nationale et serait passé autant de fois en correctionnelle. Il relevait le menton des gamins d’un coup sec (au risque de faire mal à la nuque), et quand la tête était bien en arrière, il administrait une grande calotte. Et il répétait l’opération trois ou quatre fois par jour.

Sa femme, la maîtresse des petites classes, n’était pas davantage bienveillante - même si sa violence n’était pas physique. Il me souvient qu’elle n’appelait un de nos camarades que par le sobriquet de "macaque". Et ces violences physiques, j’en ai été témoin jusqu’en septembre 1963 lorsque, pour asseoir son autorité, notre professeur de français, en classe de Seconde, avait violemment giflé un de nos camarades, lors de son premier cours.

2. Jadis, les violences physiques étaient beaucoup plus courantes (hélas) entre mari et femme : il n’était pas rare que le mari batte sa femme. Et, ce qui était plus grave, il ne la battait pas systématiquement, il ne la battait pas comme plâtre, il la battait, si je puis dire, incidemment, pour un plat mal cuit, pour une chemise non lavée, pour un mot qui ne lui plaisait pas. Le coup partait tout seul, presque par habitude. Et, ce qui était le plus triste, est que la femme, malheureusement, prenait aussi cela par habitude.

3. Jadis, les bandes rivales, et qui se battent violemment, ne datent pas d’aujourd’hui : à la fin des années 50 et dans les années 60, on appelait cela les blousons noirs. Auparavant, dans la au début du XXe siècle, on les appelait les Apaches. Il me souvient encore que, dans les années 1960, lorsque ma grand-mère désignait des mauvais garçons, c’est ce terme qu’elle employait. Et, en dépit de ce surnom exotique, la violence qu’ils déployaient n’était, quant à elle, pas exotique du tout.

4. Jadis, à la campagne, les bagarres étaient bien plus fréquentes. On avait le coup de poing facile : j’ai le souvenir d’un proche, au début du siècle, qui avait une force herculéenne et un caractère si soupe-au-lait qu’on l’appelait "Massacre". Et qui, à la soixantaine, n’hésitait pas à faire le coup de poing avec un voisin, pour les motifs les plus farfelus.

J’ai vu, dans un des estaminets de mon village, des hommes pris de boisson en venir aux mains. Et quand il y avait un bal, les rixes étaient systématiques. Les gendarmes étaient appelés, et eux aussi prenaient des horions. Je connais aujourd’hui un respectable septuagénaire de mon village, tout ce qu’il y a de plus paisible, qui était jadis réputé pour sa capacité à distribuer les "pains" (sans référence évangélique...).

5. Jadis, dans la tête des hommes, jeunes ou moins jeunes, la différence entre un flirt un peu poussé et un viol était des plus ténues. Il me souvient que, dans les années 1960, un garçon du village voisin me racontait en riant comment lui et une bande de copains avaient poursuivi dans un champ, avec des bouquets d’orties à la main, une fille qu’ils avaient préalablement mise toute nue. [Je n’ai jamais su comment l’histoire s’est terminée]. Jadis, quand une adolescente tombait enceinte, c’était toujours elle la fautive : c’était une "roulure", une "traînée" une "Marie-couche-loi-là".

Quand elle avait accouché, elle était affublée de l’affreux surnom de "fille-mère" et les bonnes âmes la regardaient en se poussant du coude. Dans le même ordre d’idées, tous les hommes qui avaient une position sociale dominante (le propriétaire, le patron, le gros paysan, le curé, le notable) n’hésitaient pas à en profiter à l’égard des femmes. Et les victimes n’avaient pas l’idée de se plaindre à la gendarmerie !

On a récemment beaucoup parlé des prêtres pédophiles. Mais je rappelle que l’abbé Guy Desnoyers, curé d’Uruffe, avait, en 1956, tué une jeune femme de 19 ans, enceinte de ses œuvres, puis l’avait éventrée et massacré son fœtus...

6. Les Français de plus de 80 ans, qui, aujourd’hui, se lamentent sur la violence des jeunes, oublient qu’ils ont, au début de leur vie, vécu des épisodes bien plus violents : ceux de l’Occupation, avec son cortège de profits du marché noir, de dénonciations, d’exactions de la Milice, puis, dans l’autre sens, de lynchages et de femmes tondues à la Libération.

Ils oublient aussi les violences de la guerre d’Algérie (dont certains appelés ou engagés me racontèrent, des années après, tranquillement, benoîtement, les horreurs dont ils avaient été les témoins, si ce n’était... les auteurs). Plus les violences de l’OAS (dans les 2000 victimes) et la liquidation de l’OAS par les "barbouzes". (Des hommes de main recrutés pour ne pas "mouiller" l’armée, la gendarmerie ou la police).

7. Jadis, jusqu’en 1981, la France pratiquait encore la peine de mort (elle fut appliquée en public jusqu’en 1939, pour le condamné Eugène Weidmann). Et le bagne (à Cayenne, en Nouvelle-Calédonie) ne fut aboli qu’en 1945, et les derniers bagnards ne rentrèrent en France qu’en 1953.

Jadis, les mineurs délinquants étaient enfermés dans des "maisons de correction" (Jean Genêt fut l’un d’eux), au régime particulièrement dur. Jadis, jusqu’en 1946, la France pratiquait, dans ses colonies, le travail forcé : c’est-à-dire un statut de serf corvéable à merci pour les indigènes, soumis à un régime spécial, le Code de l’indigénat, qui en faisait des sujets français et non des citoyens français.

8. Jadis, l’homosexualité était punie par la loi. Il a fallu attendre 1982 pour que cessent les discriminations en matière d’âge légal entre rapports hétérosexuels et homosexuels.

Et ce n’était pas seulement la loi qui était dure pour les homosexuels, c’était aussi la société : ceux qui étaient homosexuels étaient victimes de leurs collègues, de leurs voisins, voire de leur famille. Combien de dépressions, combien de vies gâchées, combien de suicides sont issues de cette homophobie ?

Jadis, le racisme n’était pas puni par la loi. Jusqu’en 1972, on pouvait impunément exprimer son racisme, traiter quelqu’un de "Négro", de "Bicot", de "Chinetoque", et autres adjectifs malsonnants.

9. Jadis, les accidents de la circulation, les morts ou blessés sur la route apparaissaient comme un phénomène inéluctable, comme la grêle, les gelées printanières ou les canicules. C’était d’autant plus navrant qu’une bonne partie de ces tués étaient soit des jeunes (dans les véhicules), soit des très jeunes ou des très vieux (comme piétons ou cyclistes).

En 1972, année du pic des accidents, il y eut 18 000 morts (cette définition étant prise du mort à 30 jours). Puis, à partir de cette date, à la suite d’un certain nombre de décisions (sur la vitesse, l’alcoolisme, l’obligation du port de la ceinture de sécurité...), auxquelles vinrent s’ajouter le renouvellement du parc automobile et la révision du réseau routier (routes à deux fois deux voies, ronds-points, rectification des virages), on est descendu à 3200 morts en 2019. [Je n’évoque pas l’année 2020, aux chiffres bien plus bas (2550 morts), mais obtenus dans des circonstances exceptionnelles, donc non-significatifs].

10. Jadis, il y avait un phénomène aujourd’hui heureusement disparu, qui était la mort des femmes en couches et la mortalité périnatale et infantile. On n’a pas assez pris garde que, jadis, les femmes mouraient plus jeunes que les hommes, parce qu’elles n’étaient pas suivies lors de leur grossesse et après l’accouchement, et parce qu’elles étaient épuisées par les travaux ménagers.

De même, on tenait pour acquis que, sur un certain nombre d’enfants, beaucoup ne dépasseraient pas les cinq ans. De même qu’on estimait normal que les femmes enfantent dans la douleur, selon la parole biblique.

11. Jadis, le pays pouvait supporter un nombre de morts incomparable avec celui d’aujourd’hui. Aujourd’hui, quand 10 soldats français sont tués au Sahel, on en parle pendant une semaine (et à juste titre). Mais, entre le 2 août 1914 et le 11 novembre 1918, la France eut 1 697 800 morts (militaires et civils), soit, sur les 1562 jours séparant la mort du caporal Peugeot, le 2 août 1914, du clairon de l’armistice, le 11 novembre 1918, la France a eu une moyenne de 1087 morts par jour !

Dont 27 000 (vingt-sept mille) morts pour la seule journée du 22 août 1914, lors de la bataille des frontières, journée la plus sanglante de toute l’histoire militaire de la France. La société française serait-elle capable, en 2021, d’encaisser sans broncher une telle hécatombe ?
Poser la question, n’est-ce pas y répondre ?

Pour conclure. Un ami me rappelait cette vérité paradoxale : nous sommes d’autant plus sensibles à une situation que celle-ci devient plus rare, plus exceptionnelle.

La société française (pas seulement elle, d’ailleurs, la plupart des sociétés d’Europe) ne supporte plus les deuils, les morts, les blessures, les maladies, les privations de liberté, les atteintes aux droits.

D’où sa très grande sensibilité aux violences urbaines, comme celles qu’on a vues cette semaine.

   

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