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Entretien avec Paweł Wargan sur l’internationalisme à l’heure actuelle

lundi 18 septembre 2023 par Daniel Benson

Un entretien avec le président de l’internationale progressiste. Un article très intéressant de notre envoyé spécial aux États-Unis, transmis par VB-ANC.

À quoi ressemble une politique étrangère progressiste aujourd’hui ? Comment comprendre l’impérialisme ? Quels sont les enjeux dans la reconquête d’un horizon politique internationaliste pour la gauche ? Quelles sont les formes d’organisation les mieux adaptées à une nouvelle internationale ? Face aux nombreux défis mondiaux contemporains – tels que le changement climatique, l’extrémisme de droite, les pandémies et la menace croissante d’une guerre nucléaire – il est urgent de développer une perspective stratégique, organisationnelle et théorique pour la gauche internationale. Paweł Wargan aborde ces questions et d’autres encore dans l’entretien qui suit. Chercheur, militant et coordinateur du secrétariat de l’Internationale Progressiste, Wargan est bien placé pour mettre en lumière les perspectives d’un nouvel internationalisme aujourd’hui. L’entretien est mené par Daniel Benson, maître de conférence de français et d’études mondiales à St. Francis College, aux Etats-Unis, et éditeur de Domination and Emancipation : Remaking Critique, Rowman and Littlefield Publishers, 2021.

Daniel Benson : Tout d’abord, j’aimerais commencer par une discussion sur votre développement intellectuel et votre perspective générale sur la plan politique. Quels sont les principaux événements ou influences intellectuelles qui ont eu un impact sur vos écrits et votre militantisme actuels ?

Paweł Wargan : Je travaillais dans le domaine de la politique publique lorsque la dernière grande vague d’activisme climatique est apparue. Tous les vendredis, je me frayais un chemin à travers les foules d’écoliers manifestants pour me rendre au travail.

Parfois, certains bloquaient les routes. Ce qui m’a frappé, c’est que les idées exprimées dans ces espaces étaient empreintes d’une clarté, d’une créativité et d’une urgence que je n’avais jamais vues au travail, où les idées étaient statiques, sans ambition, et ne répondaient jamais à l’urgence du moment. Je suis donc descendu dans la rue.

C’est en luttant que l’on apprend. C’est en luttant que l’on acquiert de l’assurance. Vous commencez à exprimer les raisons de votre lutte et à sentir les possibilités qu’elle ouvre. Le grand défi, que j’ai appris au fil du temps, est qu’il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées.
Dans une grande partie de nos mouvements, les demandes de « changement de système » se transforment en une politique de défense des droits, se résolvent en une politique de plaidoyer qui se concentre sur l’appel aux institutions existantes plutôt que sur la construction de nouvelles institutions.

La forme même de ces manifestations – elles se déroulent souvent à l’extérieur des bâtiments gouvernementaux – témoigne de cette relation de supplication. Nous implorons nos classes dirigeantes de nous fournir
quelque chose qui n’est pas en leur pouvoir. Et nous nous décourageons lorsque nous échouons. Cela reflète une pauvreté d’imagination, qui a été soigneusement cultivée par la machinerie idéologique du capitalisme.

Peu de temps après, j’ai eu ce que l’on pourrait appeler un moment eurêka. Je travaillais sur un long rapport qui envisageait ce à quoi pourrait ressembler une transition verte en Europe. Un jour, j’ai édité une section soumise par un architecte italien. Il y affirmait que pour construire des villes durables, l’Europe devait se tourner vers des immeubles préfabriqués de grande hauteur, entourées de parcs et d’équipements publics.

Je vivais à Moscou à l’époque, au 14e étage d’une tour d’habitation préfabriquée entourée de parcs et d’équipements publics. J’ai regardé par la fenêtre de la cuisine et je me suis demandé : Quelle était cette société qui, plusieurs décennies auparavant, avait commencé à construire l’avenir que nous n’envisageons que maintenant ?

Cela m’a conduit à l’étude des processus de construction socialiste. Fidel Castro a dit un jour que lorsqu’il a lu pour la première fois le Manifeste communiste, il a commencé à trouver des explications pour des phénomènes qui sont généralement expliqués en termes de défaillances humaines individuelles – des défaillances morales. Il a commencé à comprendre, selon ses dires, les processus historiques et sociaux qui produisent à la fois une grande richesse et une terrible misère.

Il n’est pas nécessaire d’avoir une carte ou un microscope pour voir les divisions de classes. Je pense souvent à cela. Ce que Castro voulait dire – et ce que l’on apprend en lisant des révolutionnaires comme Marx, Engels, Lénine, Rodney, etc., – c’est qu’il existe des processus perceptibles de contradiction et d’antagonisme de classe qui façonnent le monde.
Le travail de la gauche n’est pas de planer au-dessus de ces processus et de prêcher des idées progressistes. Cela est le domaine de l’idéalisme, du libéralisme. On ne peut pas construire un avenir avec des idées. On ne peut pas réparer l’environnement avec des idées. On ne peut pas nourrir les affamés avec des idées.

Notre travail consiste à construire le pouvoir par la lutte, en cherchant à chaque étape à institutionnaliser ce pouvoir, en construisant des structures qui peuvent réaliser les aspirations des peuples. C’est ce que nous enseignent les grands processus de construction socialiste, passés et présents.

Daniel Benson : Je suis d’accord pour dire que la construction d’institutions à gauche est essentielle. Je pense même qu’il y a une prise de conscience croissant parmi les penseurs, militants et universitaires de gauche de la nécessité de se concentrer sur les questions d’organisation, sur la stratégie, sur la construction du pouvoir politique, et pas seulement sur des gestes symboliques ou des problèmes purement théoriques. Mais l’histoire récente a montré la difficulté de créer un changement institutionnel durable. C’est ce qu’ont montré les manifestations contre l’OMC en 1999 à Seattle, des protestations contre la guerre en Irak en 2003, ou encore des mouvements Occupy de 2011. En outre, même lorsque les partis de gauche sont en mesure de s’organiser et d’obtenir le pouvoir politique au niveau national (par exemple, Syriza en 2015), ils se sont révélés incapables de remettre en question les institutions mondiales dominantes.
Dans le Sud, les projets progressistes ont eu du mal à se développer librement (Venezuela, Bolivie, Cuba, etc.) en grande partie à cause de l’impérialisme américain.

J’aimerais donc aborder la question de l’internationalisme et de son rapport avec la construction du pouvoir de la gauche. J’ai l’impression que beaucoup de personnes, d’étudiants ou même de militants progressistes considèrent que la politique internationale est éloignée de leur vie quotidienne ou de leurs luttes locales. C’est très différent de ce qui s’est passé, par exemple, dans les années 1960 où la résistance à la guerre du Viêt Nam, la décolonisation et la construction du socialisme étaient liées pour de nombreuses personnes et considérées comme faisant partie du même mouvement. Pourriez-vous expliquer, tout d’abord, pourquoi l’internationalisme est important pour construire des institutions progressistes de gauche ? Et, deuxièmement, pourquoi vous proposez la Troisième internationale, ou Internationale communiste, comme une ressource importante pour reconstruire l’internationalisme à l’heure actuelle ?

Paweł Wargan : Il y a une histoire que j’ai entendue à plusieurs reprises : les acteurs changent, le décor change, mais l’histoire reste à peu près la même. Ému par les exploits de Che Guevara, un socialiste américain enthousiaste se rend au Nicaragua. Il visite les campements du mouvement sandiniste, qui mène une lutte armée contre le gouvernement Somoza, soutenu par les États-Unis.
« Je veux me joindre à votre lutte », dit-il. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ? » La réponse est brutale : « Rentrez chez vous et faites la révolution aux États-Unis ».

Cette réponse nous apprend deux choses importantes sur l’internationalisme. Premièrement, la lutte du mouvement sandiniste n’est pas isolée. Elle se déroule dans le contexte d’une violence impériale américaine écrasante, qui est le prolongement international de sa politique oppressive, raciste et coloniale à l’intérieur du pays.
Dans les années 1980, le Nicaragua a été soumis à un blocus économique et militaire. Ses ports ont été minés. Les Contras – une force fasciste qui a massacré des centaines de milliers de personnes dans toute l’Amérique latine – ont été secrètement armés et entraînés pour détruire les aspirations de la population. Il y avait donc un réel besoin de couper les fils qui liaient l’appauvrissement brutal du Nicaragua avec la prospérité des classes dirigeantes américaines – ce qui nécessitait la construction d’une révolution aux États-Unis.

Deuxièmement, la construction d’un processus révolutionnaire est en soi un acte internationaliste.
Que pouvez-vous faire pour le peuple haïtien, le peuple cubain, le peuple du Sahara occidental ou le peuple vénézuélien en tant qu’individu, sans d’abord construire le pouvoir ? Pouvez-vous leur envoyer un pétrolier ? Pouvez-vous leur envoyer un conteneur de fournitures médicales ? Pouvez-vous les aider à construire des capacités industrielles modernes ou à soutenir leur transition écologique ?

Le degré de notre pouvoir collectif à l’intérieur de nos frontières et l’orientation politique de nos mouvements déterminent la forme de nos engagements à l’étranger. En 1918, Lénine a écrit un article dans lequel il fustigeait ceux qui s’étaient rangés du côté de leur gouvernement pendant la Première Guerre mondiale. En privilégiant la « défense » de leur pays au détriment du renversement des responsables de la guerre, écrivait-il, ces forces ont substitué un nationalisme mesquin à l’internationalisme. Ils ont soutenu une direction capitaliste et impérialiste prédatrice contre l’impératif d’une paix durable et de révolution sociale.

En fin de compte, disait Lénine, la position des bolcheviks était justifiée. La révolution d’octobre a généré les idées, les stratégies et les théories qui ont donné naissance à un mouvement révolutionnaire mondial. Comme des messagers du futur, le peuple russe a percé les terreurs du capitalisme et a montré la voie à suivre.

Transformer ce chemin en autoroute était, dans une large mesure, la mission de la Troisième Internationale. Grâce à elle, disait Lénine, l’URSS naissante prêterait « main forte » aux peuples désireux de s’émanciper du colonialisme. Cette mission est née d’une thèse qui trouve un écho dans notre récit du Nicaragua.
Cette thèse disait : le capitalisme européen tire sa force non pas de ses prouesses industrielles mais du pillage systématique de ses colonies. Ce même processus nourrit et habille la classe ouvrière européenne. Cela a le double effet de réprimer ses aspirations révolutionnaires et de générer la puissance matérielle qui soutient sa propre exploitation.
Les forces de police, les prisons, les armes et les tactiques testées et affinées dans les colonies sont toujours, après tout, facilement tournées contre les travailleurs dans la métropole.

Le premier devoir de l’internationalisme est donc de s’attaquer aux fondements du capitalisme : le colonialisme et l’impérialisme.

Ces idées ont un grand poids à notre époque. Chaque fois que nous avançons des idées pour réformer le système capitaliste – confinés dans le confort du monde impérial – nous disons en fait : « Nous ne nous soucions pas de ce qui se passe dans le monde. Nous nous moquons que plus de deux milliards de personnes se couchent le ventre vide. Nous nous moquons que des centaines de millions de personnes vivent déjà dans un climat dévasté.
Nous ne nous soucions pas des personnes qui étouffent sous le poids de nos sanctions. Leur sort ne nous concerne pas. » Les théories de la Troisième Internationale nous enseignent que le pouvoir de nos classes dirigeantes est le reflet de l’appauvrissement de la grande majorité de la planète.

Aujourd’hui, alors que les pays et les peuples commencent à s’affirmer contre l’hégémonie américaine et sa volonté d’extermination nucléaire et environnementale, notre tâche est de nous opposer à l’hégémonie américaine, de construire le pouvoir dans le sens de ce processus historique, et non pas contre lui. Plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, le moment est venu de construire une lutte révolutionnaire fondée sur une politique anti-impérialiste claire.

Daniel Benson  : Passons à des questions organisationnelles concrètes sur la manière de construire un tel mouvement révolutionnaire. Le regretté universitaire et activiste marxiste Samir Amin a participé activement à l’organisation d’un mouvement transfrontalier et à la réduction du fossé entre le Nord et le Sud de la planète. Amin a appelé à lancer une « cinquième internationale » en 2006 ou une « nouvelle internationale » juste avant sa mort en 2018. Ce dernier appel a suscité un débat important parmi les chercheurs, les théoriciens et les activistes sur la meilleure façon de « faire » de la politique dans le contexte de la mondialisation néolibérale.
Une grande partie du débat tourne autour de deux questions : le débat de longue date au sein de la gauche sur le juste équilibre entre une perspective « horizontaliste » (démocratique, pluraliste, non hiérarchique, ouverte à diverses tendances idéologiques) contre une perspective « verticaliste » (critères stricts d’appartenance, centralisme, etc.) et la question du bon niveau d’organisation (local, national, international ou mondial).
Quels sont les défis organisationnels, et les succès, que vous avez rencontrés dans votre propre expérience de construction de l’internationalisme de gauche aujourd’hui ?

Paweł Wargan : L’organisation est simplement la manière dont nous stockons et instancions notre capacité collective d’agir – en entrant en contact avec d’autres personnes, en formant des communautés, en construisant la confiance et en prenant des décisions stratégiques et programmatiques sur l’avenir que nous voulons construire.
Dans quelle mesure la distinction entre l’« horizontal » et le « vertical » est-elle utile ? Dans mon esprit, ceux qui privilégient par réflexe l’« horizontal » au détriment du « vertical » s’accrochent à l’idée – cultivée dans une large mesure dans le projet anti-communiste – que les résultats que nous souhaitons peuvent se matérialiser spontanément sans que nous les recherchions activement.
Que lorsque les choses deviennent suffisamment graves, la colère des masses se traduira par un changement. Au contraire, comme les mouvements l’ont appris à maintes reprises, un engagement en faveur d’un « horizontalisme » extrême constitue un obstacle à l’unité et un terrain fertile pour l’émergence de hiérarchies invisibles qui immobilisent et alimentent le mécontentement.

De même, les organisations parfois qualifiées de « verticales » par dérision ont fait d’énormes progrès dans ce que nous pourrions appeler aujourd’hui l’inclusivité. Pour la première fois dans l’histoire, le Comintern de Lénine a porté les revendications des femmes, des mouvements anticoloniaux, des mouvements de libération nationale, des mouvements de libération des Noirs, etc., et a traduit cette diversité en un pouvoir collectif fondée sur une analyse commune de la situation politique.

Nous devons mettre en place des institutions prêtes à relever les défis profonds auxquels l’humanité est confrontée. Quels sont ces défis ? Dans sa proposition pour une nouvelle internationale, Samir Amin décrit le système impérialiste dirigé par les États-Unis comme totalitaire.
Je suis d’accord avec Domenico Losurdo pour mettre en doute l’intégrité de ce concept, mais dans ce cas il est peut-être particulièrement approprié. Le capitalisme et l’impérialisme coupent notre accès au processus de production, à la nature, aux autres êtres humains et à notre propre imagination.

Nous sommes piégés dans un monde d’idées et de structures imposées. L’histoire que nous apprenons, les vêtements que nous portons, les possibilités que nous attribuons à l’avenir – ne sont pas les nôtres. Ils sont le fruit de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, un processus que nous qualifions parfois par euphémisme de « mondialisation », mais qui est plus précisément défini comme de l’impérialisme.

Une violence extrême a été utilisée – et continue de l’être – pour préserver ce système. Sa fonction première, comme nous le rappelle Amin, est de préserver le « privilège historique » des colonisateurs de piller les ressources et d’exploiter les travailleurs du Sud.
Mais le système n’est pas inéluctable.

Marx et Engels ont consacré leur vie à montrer que les processus historiques ne sont pas arbitraires. Ils ont des forces motrices qui peuvent être étudiées et dont les mouvements peuvent être cartographiés. L’interaction de ces forces génère des tensions, ou contradictions, qui se manifestent de différentes manières à différents moments de notre histoire.
Les processus révolutionnaires qui ont mis fin à l’asservissement des êtres humains ont fait place à un nouveau système d’organisation économique dans lequel la contradiction principale se situe entre les travailleurs et les propriétaires d’usines, ou, ailleurs, entre les paysans et les propriétaires terriens.

L’histoire a montré que ces contradictions peuvent être surmontées, mais seulement par l’effort collectif des peuples. Cela ne peut pas se faire spontanément, et cela ne peut pas se faire si l’on s’accroche à la fausse croyance que l’ancien système peut être racheté ou réformé, qu’un esclavage plus juste est possible, ou qu’un impérialisme plus juste est possible.
L’une des premières tâches – et l’un des premiers défis – de l’internationaliste est donc de rompre avec le système actuel et de briser les structures d’aliénation qui emprisonnent nos esprits, nos corps et nos sociétés.

Qu’est-ce que cela signifie en pratique ?
Cela signifie tout d’abord qu’il faut créer les conditions permettant aux peuples et aux mouvements de différentes parties du monde d’apprendre les uns des autres et de prendre conscience de leurs interconnexions fondamentales – en dépassant, par exemple, l’idée que la lutte de l’ouvrier de l’entrepôt d’Amazon aux États-Unis est distincte de celle de l’ouvrier de l’habillement au Bangladesh.

Lorsque nous achetons une paire de jeans sur Amazon, nous portons le travail du tisserand à Dhaka. Et dans ce travail, nous trouvons les sources à la fois de notre pouvoir collectif et du pouvoir monopolistique d’Amazon. Notre pouvoir réside dans la socialisation de la production, dans le fait que la fabrication est un processus collectif et un ensemble de relations sociales qui ne se limitent pas à la production et qui peuvent être perturbées ou capturées par la classe ouvrière organisée.

Le pouvoir d’Amazon naît de la plus-value générée par sa capacité à exploiter, à déposséder et à piller, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays – un « privilège historique » actuellement protégé par l’OTAN, les 800 bases militaires américaines qui encerclent le globe, un régime de sanctions qui asphyxie les États désireux de s’engager sur la voie d’un développement souverain, et d’autres infrastructures de coercition économique et militaire comme l’Union européenne.

Mais la compréhension n’est qu’une partie du puzzle. Les slogans, aussi radicaux soient-ils, ne nous mènent pas loin. Comment pouvons-nous contribuer à la construction des syndicats au Bangladesh, qui résistent au capital international et à ses agents au sein du gouvernement ? Et comment politiser les mouvements populaires aux États-Unis qui ont la capacité de mettre fin à l’impérialisme mais qui, dans une large mesure, ne considèrent pas l’anti-impérialisme comme un horizon politique ?

Il existe une interaction dynamique entre les réseaux locaux d’organisation et d’action, les réseaux transnationaux qui cherchent à unir et à coordonner cette action d’une manière programmatiquement cohérente, et l’horizon global, où le cadre de la mondialisation impérialiste nous révèle les fils qui relient nos luttes.

L’échelle géographique de l’action doit répondre de manière dynamique aux conditions auxquelles elle est confrontée. C’est pourquoi, pour moi, une Internationale doit être un laboratoire d’action politique – fondé sur une théorie globale de la conjoncture politique et économique, fidèle à la tradition historique sur laquelle elle s’appuie, mais pas dogmatiquement attachée à tel ou tel modèle d’organisation.

Daniel Benson  : J’aimerais vous poser une question sur le langage et la terminologie. Plus précisément, la difficulté de formuler et d’articuler efficacement le laboratoire internationaliste de gauche que vous décrivez. Depuis la mondialisation néolibérale, qui s’est accélérée après le démantèlement de l’Union soviétique, le vocabulaire même de l’internationalisme s’est perdu et a cédé la place à des termes tels que « justice globale », « citoyenneté mondiale », « transnationalité », etc.
Ces termes conviennent à un monde dans lequel les États-nations sont devenus subordonnés à la finance mondiale. Ces termes se sont infiltrés dans des mouvements sociaux progressistes, des ONG, des établissements d’enseignement supérieur ou des entités des Nations unies : au moins en partie pour se désengager, se dissocier ou simplement rejeter toute une histoire de lutte internationaliste que vous avez évoquée tout à l’heure.
Quel est l’enjeu de la reconquête de l’internationalisme en tant qu’horizon politique aujourd’hui ?

Paweł Wargan : Le journaliste polonais Ryszard Kapuściński – l’une de mes premières influences politiques - a comparé l’histoire à un fleuve. À la surface, disait-il, l’eau coule rapidement. Sous la surface, le flux est plus régulier. De la même manière, les événements passent rapidement, mais dans leur multitude, nous pouvons observer des structures et des schémas de pensée stables, qui évoluent au cours de longues époques historiques. Je commence ici parce que
l’internationalisme porte en lui des traditions concrètes de pensée et d’action que nous dérivons du marxisme, qui contiennent une vision du lent courant de fond de la rivière.

La plus importante d’entre elles est le matérialisme dialectique et historique, une méthode d’analyse qui nous apprend à porter notre regard non pas sur les événements individuels, mais sur le mouvement de l’histoire.
La philosophie dominante de notre époque nous oblige à ne voir que la surface du fleuve, que la succession rapide des événements. Or, ces événements nous passent sous le nez avec une rapidité étonnante. Nous peinons à discerner des modèles. Nous nous sentons dépassés. Incapables de replacer les événements dans leur contexte, nous souffrons d’amnésie.

Nous oublions notre histoire. Notre créativité est emprisonnée parce que nous perdons la capacité de relier nos actions à la réalité. Et notre politique se résout à l’idéalisme : nous croyons qu’un monde juste peut être imaginé, que notre système peut être transformé par des réformes graduelles, ou que rien ne peut vraiment être fait.

Walter Rodney a souligné trois caractéristiques de cette perspective bourgeoise. Tout d’abord, elle prétend parler au nom de l’humanité tout entière et non d’une classe particulière – la logique qui dit « nous sommes tous dans le même bateau ». Deuxièmement, elle est hautement subjective, prétendant à des vérités universelles tout en dissimulant ses engagements idéologiques (il suffit de regarder l’ensemble du domaine de l’économie !). Troisièmement, elle refuse de reconnaître les contradictions du capitalisme.

Le marxisme rejette ces notions. Il nous enseigne que le mouvement historique est le produit de contradictions entre les choses et à l’intérieur d’elles-mêmes. Il ne peut y avoir de pauvreté sans richesse, de prolétariat sans bourgeoisie. La position de ces classes reflète leur rapport au monde matériel, aux moyens de production.
Les idées auxquelles chaque groupe adhère sont également liées à leur environnement matériel, à leur position de classe. L’idéalisme est la philosophie de la bourgeoisie, tandis que le communisme est la philosophie des travailleurs et des peuples opprimés. L’idée que l’effort humain collectif peut résoudre les contradictions en faveur des opprimés est au cœur de la tradition communiste.

Dans sa 11e thèse sur Feuerbach, Marx a écrit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il s’agit de le changer ». Marx n’était pas seulement un penseur. Il a fondé l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, qui est née en partie de l’opposition des travailleurs du textile à l’engagement britannique dans la guerre civile américaine.
À l’époque, le gouvernement de Lord Palmerston envisageait d’intervenir du côté de la Confédération. Les travailleurs britanniques ont sauvé l’Europe occidentale, a déclaré Marx dans son discours inaugural à la Première Internationale, de la plongée dans « une infâme croisade pour la propagation de l’esclavage l’autre côté de l’Atlantique ».
La conviction que nous avons la capacité de changer le monde – qu’il est de notre devoir de changer le monde – est inséparable de la tradition de l’internationalisme, qui est une tradition communiste.

Aujourd’hui, l’imagination bloquée par des modes de pensée anciens et immuables, beaucoup d’organisations n’ont pas l’ambition de changer le monde, parce qu’elles n’ont pas les moyens de le faire. Elles n’existent pas auprès des enfants qui peinent à manger, des travailleurs qui peinent à joindre les deux bouts, des paysans dépossédés de leur terre.

Ils sont bourgeois dans leur composition. Ils adhèrent donc à des catégories de pensée qui n’ont que peu de pertinence pour les affamés, les pauvres ou les dépossédés – et les institutions qu’ils construisent ne servent pas les intérêts de ceux pour qui les institutions ont été créées, de ceux pour qui le monde doit changer.
Le langage qu’ils utilisent est un produit de leur engagement de classe, et qui a été soigneusement cultivé : le remplacement des mouvements de libération par des sloganistes des ONG est un instrument de démobilisation.
Il protège le statu quo en institutionnalisant l’idéologie bourgeoise.

D’une certaine manière, tout est donc en jeu dans la reconquête de l’internationalisme en tant que tradition politique, et j’ai une vision très optimiste de nos perspectives. Le libéralisme n’a pas trouvé, ne peut pas trouver et ne trouvera pas de réponses aux crises complexes auxquelles l’humanité est confrontée.
Mais, dans le flux violent et incessant des événements auxquels nous sommes confrontés, l’internationalisme nous aide à retrouver le sens de l’histoire, les lois du mouvement de l’histoire, les peuples et les mouvements qui en sont les moteurs. Il nous révèle les liens qui unissent nos luttes et nos expériences au-delà des frontières, et les dynamiques de classe qui les façonnent.
Même si elles ne se sont pas encore imposées, les idées d’internationalisme, de socialisme, séduisent beaucoup de gens précisément parce que l’idéologie dominante n’est pas la nôtre. Mais là où la pensée bourgeoise échoue, le socialisme éclaire les ténèbres du capitalisme, récupère le passé de son amnésie et l’espoir de son absence d’avenir.
Telles sont nos traditions, et nous n’avons rien à craindre en les proclamant.

Daniel Benson : Ma dernière question porte sur la manière de formuler une politique étrangère progressiste et anti-impérialiste. À la fin du discours inaugural de Marx que vous mentionnez ci-dessus, Marx affirme que les classes ouvrières reconnaissent qu’elles doivent « se mettre au courant des mystères de la politique internationale, surveiller la conduite diplomatique de leurs gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous les moyens en leur pouvoir, et enfin lorsqu’ils seraient impuissants à rien empêcher, s’entendre pour une protestation commune et revendiquer les simples lois de la morale et de la justice qui devraient gouverner les rapports entre individus, comme lois suprêmes dans le commerce des nations. »

Aujourd’hui, beaucoup de mystère, ou de mystification délibérée, entoure la politique internationale et notamment le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Au sein de la gauche anti-impérialiste, le débat tend à porter sur la manière de comprendre l’impérialisme. L’impérialisme doit-il être considéré au singulier, comme étant principalement dirigé par les États-Unis, ou existe-t-il des impérialismes multiples et concurrents, tels que la Russie et la Chine, qui seraient tous des puissances impérialistes au même titre que les États-Unis ? Ce débat a-t-il une importance pour le formulation d’une politique étrangère cohérente pour la gauche internationaliste d’aujourd’hui ?

Paweł Wargan : Qu’est-ce que l’impérialisme ? Dans la tradition intellectuelle de la gauche, il s’agit d’une situation dans laquelle les économies capitalistes arrivent à maturité, le taux de profit diminue et les entreprises commencent à chercher à l’étranger des ressources à extraire et de la main-d’œuvre à exploiter. C’est la même dynamique qui voit les petites entreprises de « Main Street » se transforment en chaînes, puis en conglomérats régionaux, puis en monopoles nationaux et, enfin, internationaux.

Les lois du capitalisme exigent cette expansion. Les entreprises qui ne parviennent pas à se développer sont poussées à la faillite ou rachetées par d’autres. Ensuite, le pouvoir de l’État est utilisé pour transformer les nations souveraines en marchés d’exportation, en sources de ressources, en main-d’œuvre bon marché, et en débouchés pour les investissements de ces entreprises. Les États-Unis disposent aujourd’hui d’un pouvoir incomparable à celui de tous les empires de l’histoire de l’humanité.

C’est le produit d’un moment historique particulier que je situe à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir perdu 27 millions de vies pour vaincre le nazisme, l’Union soviétique était en lambeaux. L’Europe était ruinée. La Chine, qui avait dû faire face à une guerre encore plus longue après un siècle d’assujettissement colonial, se trouvait dans une situation désespérée.

C’est tout le contraire aux États-Unis : le pays n’en est pas seulement sorti indemne, il en est sorti économiquement et militairement renforcé, enveloppé de la terrible aura de la bombe atomique, qui lui confère une sorte d’omnipotence sur la scène internationale.

Comment les États-Unis ont-ils exercé ce pouvoir ?
Dès le début, ils l’ont exercé pour étouffer les aspirations de l’humanité vers la souveraineté et vers la démocratie. À la fin des années 1940, le peuple coréen s’est soulevé contre le féodalisme et la dictature brutale de Syngman Rhee, soutenue par les États-Unis, qui organisait des camps de la mort pour les personnes soupçonnées d’être communistes.

En réponse, les États-Unis ont détruit le nord de la Corée, tuant environ un quart de la population et détruisant 85 % de ses bâtiments. Ils ont menacé d’utiliser des armes nucléaires à plusieurs reprises. Cet holocauste a été largement rayé de l’histoire et ses victimes font aujourd’hui l’objet d’une dérision vicieuse et routinière de la part des autorités coréennes.
Si vous vous êtes déjà demandé à quoi le monde aurait pu ressembler si le fascisme l’avait emporté, il suffit de penser à la destruction de la Corée par les États-Unis.

Viennent ensuite l’Iran en 1953, le Guatemala en 1954, le Congo en 1956, le Viêt Nam en 1961, le Brésil en 1964, l’Indonésie en 1965, le Chili en 1973, le Nicaragua dans les années 1980… la liste est encore longue. Partout où les États-Unis sont arrivés, leur modèle capitaliste parasitaire de mondialisation a suivi comme un cancer, étouffant les capacités des États à répondre aux besoins de leurs populations.

Des dizaines de millions de vies ont été perdues à cause de la violence directe ou indirecte provoquée par les États-Unis et beaucoup d’autres ont été victimes des effets de la subordination au système impérial dirigé par les États-Unis.

Environ cinq millions de personnes meurent chaque année parce qu’elles n’ont pas accès à des soins de santé adéquats, un problème que les projets socialistes ont permis de résoudre. Mais le socialisme n’est pas autorisé dans le modèle américain pour l’humanité.

Nous pouvons donc poser une question contrefactuelle : À quoi ressemblerait le monde si les États-Unis n’avaient pas repris le flambeau de l’impérialisme après la Seconde Guerre mondiale ?
La défaite de l’impérialisme japonais et du projet colonial allemand en Europe de l’Est – et nous devons insister sur le fait qu’il s’agit d’un projet colonial – a considérablement affaibli les puissances coloniales. Elle a déclenché un processus qui a vu les empires britannique et français se réduire considérablement. Il a inauguré un nouveau consensus moderne pour l’humanité, avec l’adoption de la Charte des Nations unies et la poursuite de la lutte contre la pauvreté et de la décolonisation.

Elle a conféré un grand prestige au projet de socialisme d’État. Les États-Unis ont poussé contre ces courants, contre le mouvement de l’histoire, et ont construit un système mondial à travers lequel ils exercent, au canon d’un fusil, un pouvoir financier, culturel et politique quasi-total sur l’immense majorité de l’humanité. Aucun pays dans l’histoire n’a une telle empreinte militaire ou une capacité de destruction comparable.

Les tentatives de minimiser ou de relativiser cette violence constituent une forme insidieuse d’apologie. Le plus souvent, les accusations d’« impérialisme chinois », par exemple, sont entièrement fondées sur l’hypothèse suivante : « La Chine construit des infrastructures qui pourraient lui permettre de devenir une nouvelle puissance impériale ».
Dans ce cas, la thèse des « impérialismes jumeaux » sert à mettre sur un pied d’égalité une conjecture non fondée et la violence réelle de l’impérialisme. Elle met sur un pied d’égalité une revendication morale et un fait empirique.

Comme l’a fait remarquer l’historien Vijay Prashad, nous avons peur des tours 5G de Huawei parce qu’on nous dit qu’elles pourraient être utilisées pour nous espionner mais nous ne sommes pas préoccupés par l’espionnage réel pratiqué par le gouvernement américain qu’Edward Snowden et d’autres ont révélé. Il ne s’agit que d’une nouvelle Peur Rouge, favorisée par la sinophobie de plus en plus virulente fabriquée par les États-Unis et leurs alliés ?

Il existe également des formes plus subreptices de ce phénomène à gauche : les tentatives de « redéfinir » l’impérialisme et de le dissocier de sa tradition analytique pour le rendre plus adapté aux engagements moraux particuliers du moment.

Ce phénomène – le déni de l’impérialisme – est infantilisant. Il brouille la stratégie de la gauche parce qu’il nous prive de notre capacité à nous relier aux processus réels de l’histoire. Il immobilise, car dans un monde où tout est mauvais, rien n’est possible.

Et elle risque d’engendrer un moment où, à mesure que la violence américaine contre la Chine augmente, les forces de la gauche occidentale se rangeront du côté de leurs propres classes dirigeantes bellicistes, plutôt que de construire un pouvoir contre elles.
Se prémunir contre ces impulsions est l’une des tâches les plus importantes aujourd’hui. Le moment est venu pour nous de répondre à l’appel de Lénine et de transformer la guerre impérialiste en une guerre contre la bourgeoisie qui nous étouffe.


Pawel Wargan est membre du collectif de coordination du mouvement Démocratie en Europe (DiEM25) et coordinateur de campagne du Green New Deal pour l’Europe.

   

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