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Emmanuel Todd et "La défaite de l’Occident"

jeudi 14 mars 2024 par Francis Arzalier, historien (ANC)

Une réponse de notre camarade Francis Arzakier à l’article précédent de Pepe Escobar.[https://ancommunistes.fr/spip.php?article6227]

Emmanuel Todd est un sociologue français d’une grande qualité intellectuelle, mais volontiers boycotté dans notre pays parcouru depuis des années par une vague ultra-libérale alignée sur les « experts » du Pentagone et de l’OTAN. Il a en effet l’audace de rompre avec le consensus pro-Zélensky, et de décrire la crise de « l’Empire états-unien ». Tant et si bien qu’il est plus édité au Japon que dans le pays qui fut celui de Descartes et Sartre…

Son dernier ouvrage, « la défaite de l’Occident », jugé tout aussi iconoclaste par nos « élites dirigeantes », mérite lecture et commentaire. À priori, il semble s’ajouter à la longue liste des écrits qui, tout au long du XXème siècle, ont affirmé peu ou prou, un lié direct entre Capitalisme et Protestantisme.

L’éthique protestante, mère du capitalisme ?

Les relations entre Capitalisme et Protestantisme ont été une des controverses scientifiques, entre historiens et sociologues les plus fournies tout au long du Vingtième siècle. Le fondateur de la sociologie européenne Max Weber l’avait ouverte dès 1904 en affirmant que l’éthique protestante apparue au Seizième siècle était à l’origine du Capitalisme dans notre continent. Quatre-vingt ans plus tard, l’historien Braudel a repris cette hypothèse avec quelques nuances, notamment pour le Capitalisme anglo-saxon. Précisons tout de même que cette hypothèse issue de Max Weber est loin de faire l’unanimité parmi les historiens, qui lui reprochent d’occulter les dimensions économiques, sociales, et géostratégiques de l’histoire du Capitalisme. Comme si celui-ci ne s’était développé en Europe atlantique du Seizième au vingtième siècle par la seule volonté des idéologues, sans que l’expansion maritime et coloniale des bourgeoisies n’y soient pour rien.

Il est toutefois exact que les grands propriétaires terriens du moyen âge européen catholique, propriétaires d’esclaves puis de serfs, ne jugeaient pas prioritaires les profits du capital commercial ou bancaire, alors que l’individualisme calviniste à partir de la Réforme lui fut plus favorable, mais encore faut -il ne pas généraliser : Espagne et Portugal catholiques ont joué un grand rôle dans l’essor du capitalisme colonial atlantique au 17éme siècle.

Et surtout l’émergence des USA comme première puissance capitaliste mondiale au vingtième siècle s’explique plus par les grandes ressources notamment pétrolières du territoire états-unien, par un développement industriel favorisé par une main d’œuvre immigrée nombreuse et fort exploitée, et plus encore par les ravages lors des deux guerres mondiales des puissances d’Europe, alors que le territoire des États-Unis était épargné, que par le protestantisme majoritaire.

L’approche d’Emmanuel Todd : des critiques décapantes et des hypothèses discutables

Les 20 premières pages de l’introduction sont d’une telle lucidité cruelle dans leur dissection de l’aveuglement idéologique irrationnel qui sévit dans notre pays à propos de Poutine et de la Russie qu’elles mériteraient d’être lues et méditées par tous les citoyens français. Les Communistes fidèles à leurs convictions ne peuvent que partager ses indignations contre les « médiocrates » aux ordres qui formatent les opinions occidentales.

Nous ne le suivrons pas, cependant, dans la partie suivante (pages 25 à 49), quand sa verve de polémiste l’amène à dénoncer ce qu’il nomme les « États-Nations » comme la France, qui ne le seraient plus puisque incapables d’exercer une véritable indépendance économique. Disons plus simplement que l’Europe et les autres parties du globe sont constituées de Nations, ensembles géographiquement délimités de populations qui ont choisi au fil de l’histoire de pratiquer les mêmes lois et règles sociales, au-delà de leurs diversités culturelles et sociologiques, et que chaque Nation s’incarne en un État national incontournable, y compris celui de France, quels que soient par ailleurs les choix politiques ou géopolitiques plus ou moins discutables de ses dirigeants actuels ou passés.

Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement puisque ces dirigeants nationaux, en France par exemple, sont les représentants d’une classe sociale, la bourgeoisie possédante et dirigeante française, asservie par ses intérêts à l’Impérialisme mondial États-unien, incarné par l’OTAN et l’Union Européenne. Il s’agit bien en l’occurrence d’un choix délibéré, de classe, contraire à l’indépendance nationale, et non d’une obligation. Une contradiction qui ne peut s’analyser qu’en fonction des clivages de classes.

Nous ne le suivrons pas non plus dans une définition de la Nation par les « classes moyennes », concept fourre-tout puisque défini par ses revenus et non par son rapport avec la production des richesses. Les Nations se divisent en classes diverses et même antagoniste, et sont néanmoins une réalité, un acteur essentiel de l’histoire des hommes.

On va retrouver cette coexistence de déconstructions irréfutables du discours irrationnel des « élites » intellectuelles occidentales, et d’analyses plus discutables car reposant sur des postulats sociologiques comme les « classes moyennes », dans chacun des chapitres successifs de l’ouvrage de Todd.

Ainsi, dans le chapitre 1 « la stabilité russe » , une avalanche de faits avérés, économiques et politiques, contredit avec pertinence la bêtise des affirmations de la presse française sur la Russie. Cette véritable renaissance russe, succédant à l’effondrement consécutif à la fin de l’URSS, grâce à l’accession de Poutine, fut ainsi qualifiée par le Monde, qui se veut modèle de sérieux journalistique, de « descente aux enfers » ! !.

Mais, dans les pages qui suivent, les explications historiques basées sur l’essor de « classes moyennes « définies par le niveau de vie », voire le niveau de connaissances, et aux formes de relations familiales, peuvent laisser perplexes les lecteurs attachés aux analyses historiques tenant compte de la complexité des causes.

Même remarques pour les chapitres suivants (2/ l’énigme ukrainienne). Au détour de critiques des vulgates occidentales tout à fait justifiées par la moisson de faits cités, surgissent des hypothèses discutables, expliquant un épisode historique par un choix politique ou idéologique unique. Ainsi, chapitre 2, constatant que l’IVG, autorisé dès 1920 en URSS, peu après la prise du pouvoir par les bolcheviks, y était devenue au fil du temps un moyen courant abusif de contraception, Todd l’attribue arbitrairement à un « manque de respect en URSS du corps humain », alors que c’était une avancée inédite et révolutionnaire d’émancipation du corps féminin, simplement mal gérée dans le temps. Et en faire la matrice de la déplorable spécificité ukrainienne contemporaine (25 pour cent du marché mondial de GPA, gestation rétribuée par des femmes ukrainiennes d’enfants occidentaux !) est un contresens total, alors que ce phénomène ultra-libéral ne s’y est développé qu’après la chute de l’Union Soviétique au profit du Capitalisme occidental.
Todd n’hésite pas d’ailleurs à affirmer que son « modèle associe (les) systèmes familiaux aux idéologies politiques » (page 116), et c’est bien cette affirmation excluant toute autre causalité, y compris les intérêts de classe, qui rend fragiles ses analyses.

On peut aligner des constats identiques à la lecture du chapitre suivant (3/ Europe orientale et russophobie post-moderne), où les critiques lucides des emballements irrationnels de l’Occident pour des « démocraties réactionnaires » qui ne font que retrouver leur passé d’extrême-droite avant la victoire militaire soviétique, voisinent des explications historiques hasardeuses par les seuls essor et déclin des inévitables « classes moyennes ».

Dans le chapitre 4 (Qu’est-ce que l’Occident), 5 (le suicide assisté de l’Occident), 6 (croule Britannia), 7 (Scandinavie convertie au bellicisme), 8 à 10 (sur les USA), l’auteur s’affirme fièrement « l’élève fidèle « de Max Weber » qui expliquait le développement du Capitalisme européen par le seul protestantisme. Sauf qu’il inverse l’ordre des facteurs, et part du constat du déclin, économique, culturel et religieux des nations occidentales pour affirmer que la cause en incombe au déclin du Protestantisme et de son éthique. Même si on peut croire avec lui que l’opposition entre « oligarchies libérales occidentales et démocratie autoritaire russe » correspond mieux à la réalité du monde que le discours lénifiant sur « notre démocratie menacée par Poutine », il nous sera difficile de le suivre dans cette affirmation historique par la seule idéologie religieuse.

Faut-il s’en étonner ? Emmanuel Todd n’a jamais prétendu être autre chose qu’un pratiquant de la sociologie idéaliste de Max Weber et ses successeurs, bâtisseurs de constructions intellectuelles parfois brillantes, mais trop souvent a-historiques, et éloignées des réalités mouvantes économiques et sociales.

Des dimensions historiques oubliées

Ainsi, la crise actuelle de ce qu’il faut bien appeler l’Impérialisme Capitaliste Occidental, sous direction étatsunienne et sa cohorte de l’OTAN et l’UE, qui se traduit par un isolement croissant sur le plan mondial, fut d’abord entraîné par les délocalisations industrielles vers la Chine et les pays du Sud, décidées par les investisseurs Capitalistes occidentaux pour accroître leurs profits grâce aux bas salaires. D’où ce basculement économique en faveur de la formidable croissance chinoise : comment le nier quand on a vu l’Arabie Saoudite, alignée depuis sa naissance sur la diplomatie US se rapprocher du concurrent iranien sous l’égide de Beijing.

Ce qui n’implique pour ce pays aucun abandon de son autoritarisme religieux wahabite. Car, dans un monde contemporain ou la primauté du Roi-dollar est mis en cause par le rôle des BRICS et des « routes de la soie » chinoises, tout état national a vocation à rejeter la férule occidentale, quels que soient par ailleurs ses orientations politiques et sociales, son rapport à l’une ou l’autre religion, etc.

Même parsemée d’affirmations discutables, les réflexions et la documentation rassemblées par Todd sont stimulantes et nécessaires, pour se décrasser un peu du matraquage idéologique libéral-macronien dans lequel nous baignons quotidiennement.

Dans nos temps d’auto-censure étouffante, Emmanuel Todd a préféré sa liberté de penser à la notoriété consensuelle, nous lui en savons gré.

   

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